Svajoné ღ Close the door and hang on

  La porte de verre glisse dans ses rails, révélant le balcon, et la silhouette drapée dans son pyjama et dans son plaid s'avance, s'installant sans crainte sur la rambarde, jambes en tailleur et mains enserrant légèrement la barre de métal, juste assez pour se stabiliser, empêcher le vent de la bousculer. La lune brille, haute dans le ciel, et une main tremblante hésite, avant de sortir briquet et cigarette, l'allumant et la portant à ses lèvres, oscillant à peine maintenant que seule une main la protège de la chute. Elle devrait arrêter, aller dormir. C'est déjà la troisième nuit qu'elle passe de la sorte, sans dormir. Mais elle ne peut pas. Elle se souvient, encore. Et encore, la terreur la saisit et la glace plus surement que le vent automnal.

La chambre est obscure, lueur de la veilleuse jetant une ombre contre les murs, perçant l'obscurité pour mieux rendre les ombres inquiétantes. La petite fille est courbée, recroquevillée sous les lourdes couvertures, tandis que la porte se referme sur l'image de sa mère. Dors, Svajoné, Maman est juste à côté, Maman te protègera des fantômes. Maman a raison, ses rêves ont toujours été doux. Jusqu'à aujourd'hui, jusqu'à cette nuit, où quelqu'un d'autre s'est retrouvé dans son rêve. Et où le cauchemar a commencé. Maman a menti. Les fantômes sont quand même venus. Le fantôme. Et il n'est pas parti. Même quand la petite fille le suppliait. Même quand elle essayait de résister au sommeil. Quatre ans durant, ses rêves ont été hantés, quatre ans durant, le sommeil a été source de terreur. Jusqu'à ce que le jeu aille trop loin, et que les marques de morsure, bleus et griffures ne laissent place à une brûlure, large et horrible, inexplicable. Alors les murs se sont révélés trop fins, tremblant sous l'incompréhension de Papa et les remords de Maman. Et la famille a déménagé, est partie vivre là-bas, à Kelmé, dans la famille de Papa. Et les cauchemars et le fantôme sont enfin partis.

 
  La fatigue monte, le vent se renforce. Les jambes se décroisent, pieds nus s'enroulant autour des barreaux métalliques, couverture délaissée gisant sur le béton du petit balcon. Une inspiration, les doigts se resserrent sur la rambarde. Elle bascule, cheveux voltigeant dans le vide, barreaux contre son dos, sang se précipitant vers son cerveau. Délice du vide ouvert sous elle, frisson de savoir qu'il suffirait que ses genoux se déplient, que ses pieds relâchent leur étreinte, pour qu'elle chute. Elle rit, tandis qu'elle contemple la ville, doigts se dépliant dans les airs. Tout est à l'envers, comme si elle rêvait, mais elle est éveillée. Hors d'atteinte des fantômes. Elle voudrait ne plus jamais dormir. C'est le seul moyen d'être sûre qu'ils ne la retrouveront pas.

La Lituanie est étrange. La petite fille parle déjà la langue, connait ses cousins, ses oncles, ses tantes. Et ici, il n'y a plus de fantôme. Mais la peur reste, et sa terreur à l'idée de dormir, son obstination à rester éveillée, cette nouvelle manie de presser une bouteille d'eau bénite contre elle et de s'en asperger, perturbent sa famille autant que leurs mots rassurants la perturbe. A à peine dix ans, elle a déjà conscience que ses parents ne la comprennent plus. Leur petite fille qui s'endormait paisiblement, confiante, qui souriait et courait partout, qui faisait la sieste perchée sur le canapé, a disparu au profit de cette enfant qui grimpe aux arbres et sur les armoires, qui rit de tout, mais dont le regard scrute avec méfiance les traits des gens qui dorment, comme si elle attendait qu'ils l'attaquent. Elle va à l'école, se fait des amis, ramène des bonnes notes, mais les cernes se creusent sous ses yeux. Si je dors, les fantômes vont revenir. Si je dors, ils vont me garder. J'ai pas le droit de dormir. C'est mauvais, de dormir. Le sommeil la rattrape malgré tout, et ses hurlements de terreur lorsqu'elle se réveille, la manière compulsive dont elle vérifie l'absence de nouvelles blessures, ne font que soumettre ses parents à un nouveau stress. Psychologues, psychiatres, guérisseurs, tisanes, somnifères... tout est tenté pour qu'elle dorme. Elle n'en garde que la certitude qu'ils sont indignes de confiance, humains comme objets et remèdes. Ce sont les alliés des fantômes. Pourquoi ses parents ne s'en rendent-ils pas compte ? Pourquoi ont-ils ce regard si las et presque désabusé, lorsqu'ils la voient ?

 
  Lentement elle se redresse, se relève, pieds nus esquissant quelques pas sur l'étroite rambarde sans la moindre crainte, avant de retrouver le ciment froid, orteils se refermant sur la couverture et la soulevant avant que les mains ne l'enroulent de nouveau autour des épaules à peine couvertes par le haut de soie. De nouveau elle s'approche de la rambarde, s'y accoudant et contemplant le vide. Combien de fois a-t-elle imaginé tomber, l'air sifflant autour d'elle, le monde se réduisant à un tunnel étroit, avant que la douleur et l'obscurité ne l'engloutissent ? Elle est déjà tombée, bien sûr. Mais les tapis, le baudrier, ont toujours fait leur travail. Il n'empêche. Elle aime tomber. C'est étrange comme sensation. Reposant.

Elle a vingt ans, et elle vit seule, dans un petit appartement de Vilnius. La petite fille a grandi, son amour des hauteurs toujours aussi présent. Elle a arrêté les études après le lycée, et a suivi une formation à la place, devenant cordiste. Oubliés les rêves de ses parents, oubliés les rêves grandioses, sa vie se résume aux bâtiments et aux arbres qu'elle escalade, aux cordes et à la météo scrutée tout les jours avec anxiété, aux rires et conversations avec ses collègues, aux nuits passées à veiller, se perdant dans des livres, des recettes complexes, des films, le ménage, tout ce qui peut la garder éveillée un moment encore. Jusqu'à ce qu'elle doive se faire une raison et se résigner à dormir, quand la fatigue rend ses membres lourds comme le plomb et son esprit maladroit comme celui d'un nouveau-né. Alors elle trace un cercle de sel autour de son lit, son canapé, le tapis, l'endroit le plus près qui soit vaguement confortable, et elle trace un second cercle à l'eau bénite. Elle enserre son poignet d'un bracelet de fer, et elle se blottit contre son oreiller, enfouie sous les couvertures, temporairement vaincue par le sommeil. Ses rêves restent agités, masse confuse qu'elle enferme loin de sa mémoire lorsque le réveil sonne, probablement trop tôt si elle se fie aux plaintes régulières de son médecin. Il faut dormir, vraiment ! Tu épuises ton cœur, et tu détruis ton système immunitaire ! Je sais que tu n'aimes pas, mais il faut que tu te reposes, ou tu seras chanceuse de vivre jusqu'à soixante ans. Pense à ton futur, Svajoné ! Si tu ne dors pas au minimum quinze heures par semaine, je vais devoir te faire arrêter. Il est hors de question que tu travailles dans ton état. Elle s'obstine, malgré tout. Le sommeil est l'ennemi, le sommeil est dangereux, pourquoi refusent-ils tous de le comprendre ?

 
  La porte de verre glisse dans ses rails, fragile silhouette enroulée dans sa couverture se glissant dans l'appartement et refermant la baie vitrée avant de se pelotonner dans son canapé, attrapant un second plaid et un livre. Parfois (souvent), elle se dit qu'elle n'aurait pas dû retourner à Cluj, qu'elle aurait dû rester là-bas, à Vilnius, dans la grande ville, là où le lituanien chantait dans ses oreilles et où ses collègues ne manquaient jamais de se moquer d'elle, gentiment, pour ses cernes et son célibat. Mais la curiosité a été la plus forte, et elle est revenue. Elle veut des réponses, elle veut comprendre. Et surtout, elle veut être en sécurité, enfin. Ne plus avoir à craindre le sommeil et les fantômes. Ne plus être regardée comme si elle avait perdu la tête lorsqu'elle avoue avoir peur de s'endormir et de ne pas se réveiller. Mais c'est difficile. Elle a choisi de couper les ponts avec sa famille, incapable de supporter l'idée de les inquiéter de nouveau. Et elle dort encore moins, depuis qu'elle est ici. Ses membres sont lourds, son souffle court, son esprit troublé. Les bleus, inévitables dans sa profession, mettent plus longtemps encore que d'habitude à disparaître. Elle peut voir sa santé se détériorer. Mais elle ne peut ni dormir, ni partir. Pas tant qu'elle ne saura pas comment se protéger des fantômes. Ils jouent avec elle, elle le sait. Ils ont passé toutes ces années à attendre qu'elle baisse sa garde. Lorsqu'elle cèdera au sommeil, qu'elle acceptera de dormir toutes les nuits, ils reviendront. Elle le sait. Et elle refuse que ce jour arrive.